Monsieur le Président,
J’avais pris mes dispositions pour venir témoigner le 8 septembre au procès des vendeurs et diffuseurs de «La Cause du Peuple». Ayant reporté au 10 septembre mon départ pour les Etats-Unis, je ne puis ajourner à nouveau ce voyage, c’est pourquoi je vous adresse mon témoignage écrit.
Dans les premières semaines de juin, j’ai appris à travers la presse que le journal «La Cause du Peuple», dont Jean-Paul Sartre venait d’accepter la direction, était systématiquement saisi avant même que les autorités aient pris connaissance des textes qu’il contenait. J’ai appris également que la police appréhendait, arrêtait et inculpait les vendeurs de ces journaux et parfois même ses lecteurs pourvu qu’ils détiennent deux exemplaires dans leur poche ou dans la sacoche d’un vélosolex.
Je savais, toujours pour l’avoir lu dans «Le Monde», qu’une Cour de justice, celle de Rennes je crois, avait refusé quelque temps avant de suspendre la parution de ce journal.
Tout cela montrait bien que le ministre de l’Intérieur n’hésitait pas, afin de persécuter un journal, à commettre des actions qu’il faut bien appeler illégales. Je n’ai jamais eu d’activités politiques et je ne suis pas plus maoïste que pompidoliste, étant incapable de porter des sentiments à un chef d’État quel qu’il soit.
Il se trouve seulement que j’aime les livres et les journaux, que je suis très attaché à la liberté de la Presse et à l’indépendance de la justice. Il se trouve également que j’ai tourné un film intitulé Fahrenheit 451, qui décrivait pour la stigmatiser une société imaginaire dans laquelle le pouvoir brûle systématiquement tous les livres ; j’ai donc voulu mettre en accord mes idées de cinéaste et mes idées de citoyen français.
C’est pourquoi le samedi 20 juin, j’ai décidé de vendre sur la voie publique le journal «La Cause du Peuple». J’ai rencontré là, dans la rue, d’autres vendeurs, et parmi eux, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le public, dans la rue, était intéressé, ma pile de journaux fondait à vue d’œil, et lorsqu’un agent s’est présenté devant nous, j’ai eu le plaisir de lui offrir deux exemplaires de «La Cause du Peuple» qu’il a tenus à la main, ce qui aurait pu éventuellemen lui valoir des poursuites. Une photo, prise par un passant, confirme l’exactitude de cette scène. Après nous avoir engagés à nous disperser, l’agent a demandé à Jean- Paul Sartre de le suivre au Commissariat, ce que l’écrivain a fait bien volontiers. Naturellement, je suivais le mouvement ainsi que Simone de Beauvoir, d’autres vendeurs et quelques promeneurs intrigués.
Si l’agent de police a demandé à Jean-Paul Sartre de le suivre plutôt qu’à moi c’est manifestement parce que je portais une chemise blanche, un costume sombre et une cravate tandis que Sartre avait un blouson de daim froissé et usagé. Il y avait donc, déjà au niveau du costume (comme on dit aujourd’hui), une discrimination entre les diffuseurs de «La Cause du Peuple», ceux qui semblaient le vendre pour gagner leur vie étant plus exposés aux poursuites que ceux qui le faisaient pour le principe.
La suite de la scène allait me confirmer dans cette impression puisqu’un promeneur ayant reconnu Sartre apostropha l’agent : «Vous n’allez tout de même pas arrêter un Prix Nobel!». Alors, on vit cette chose étonnante, l’agent lâcher le bras de Jean-Paul Sartre, accélérer sa marche, dépasser notre groupe et filer droit devant lui si prestement qu’il nous eût fallu courir pour le rattraper. La preuve était faite qu’il existait deux poids deux mesures, et que la police décidait ses interpellations non pas à la tête du client mais à celle du vendeur.
Je ne puis terminer ce témoignage qu’en recommandant à mes collègues les vendeurs de «La Cause du Peuple» de s’habiller tous les jours «en dimanche» et de refuser le Prix Nobel si jamais on le leur propose.
Tels sont, Monsieur le Président, les faits que j’aurais exposés à l’Audience du 8 septembre.