Compte rendu par Joël Delhom
Université de Bretagne-Sud – HCTI (EA 4249)
(Publicada en: HISTOIRE(S) de l’Amérique latine, 2010, vol. 5 – compte rendu n°1, www.hisal.org)
Spécialiste de l’après-guerre du Pacifique (1), qui opposa le Chili au Pérou et à la Bolivie, l’historien et diplomate Hugo Pereyra propose, sur cette période insuffisamment étudiée, un petit livre bien utile malgré ses limites. Comme son soustitre l’indique, il s’agit d’une approche reposant sur un dépouillement de la presse « radicale » de la décennie qui suit l’évacuation de l’armée chilienne d’occupation. C’est déjà une entreprise louable en raison de son caractère novateur. L’auteur tente de mettre en évidence les origines, les thèmes et les principaux porte-parole du « radicalisme », parmi lesquels Manuel González Prada, alors surtout connu comme poète, qui devient dans ces années-là le champion d’une régénération patriotique de la nation. D’abord plutôt favorables au général Andrés Cáceres, héros de la résistance, ces intellectuels radicaux vont progressivement mettre en cause son gouvernement autoritaire, en particulier lorsqu’il impose en 1889 le « contrat Grace » avec les créanciers britanniques du Pérou, un accord fortement contesté au nom de la souveraineté du pays.
L’ouvrage, tiré d’un mémoire de Licenciatura en histoire couronné en 2005 par le prix de la Direction académique de la recherche de la Pontificia Universidad Católica del Perú, en conserve quelques maladresses formelles. Il est structuré en trois chapitres, suivis d’une longue chronologie et d’annexes documentaires, mais est dépourvu d’index des noms propres. La première partie s’intéresse aux antécédents du radicalisme péruvien, tente de le différencier d’autres courants politiques et passe en revue les principaux organes de presse s’y rattachant. La deuxième dégage les thèmes du discours radical. Le troisième chapitre, beaucoup plus bref (une dizaine de pages alors que les deux précédents en comptent une quarantaine chacun) porte sur les rapports entre le radicalisme et le mouvement ouvrier naissant. Quelques illustrations complètent le volume, dont l’édition est très soignée.
Hugo Pereyra définit le radicalisme dans son introduction comme le «movimiento doctrinario, de raíces europeas, surgido en la segunda mitad del siglo XIX, que buscaba cambios extremos en las instituciones sociales y políticas» (p. 16). On aurait pu s’attendre à une mise en perspective de ce mouvement au Pérou par une présentation de ses caractéristiques en Argentine et au Chili, sinon en France, au lieu de chercher à montrer qu’il n’est influencé ni par le marxisme ni par l’anarchisme, ce qui est une évidence à cette époque et dans ce contexte. Si l’auteur procède ainsi, c’est probablement que les lecteurs péruviens associent González Prada à l’anarchisme et ignorent en général qu’il n’a adhéré à cette idéologie que vers 1900, après avoir fondé le parti radical Unión Nacional en 1891, quelques jours avant son départ pour l’Europe. Il était pourtant nécessaire de préciser ce qui différencie au Pérou le radicalisme du libéralisme, d’autant que González Prada n’a jamais cessé de se revendiquer d’un libéralisme authentique et de proclamer que l’anarchisme en était l’expression la plus aboutie. En outre, libéraux et radicaux partagent un certain nombre de chevaux de bataille tels que l’anticléricalisme ou la défense des droits et libertés, comme le montre le chapitre deux. L’intérêt, parfois seulement théorique, des radicaux pour les travailleurs, que souligne Hugo Pereyra (p. 28-29), peut-il constituer en soi un critère discriminant ? Il y a là une faiblesse qui contribue à maintenir un certain flou conceptuel autour de la notion de radicalisme.
Un autre aspect du problème est négligé dans cet ouvrage, peut-être en raison d’une insuffisante connaissance de la bibliographie concernant González Prada. Efraín Kristal et Isabelle Tauzin (2), ont mis en évidence les liens unissant cet intellectuel au civilismo au moins jusqu’en 1887. Ajoutons qu’en 1886, des civilistes adhéraient au Parti constitutionnel de Cáceres et que H. Pereyra montre que González Prada partageait avec les cacéristes la même analyse des causes de la défaite péruvienne. En 1885, aux côtés de Eugenio Larrabure y Unánue (un partisan du général Iglesias) et de Ricardo Palma, González Prada participait à la fête de réorganisation du Club Literario de Lima, dont il avait été membre fondateur en 1873 ; en 1886, il était vice-président de l’Ateneo de Lima (qui remplaçait le Club), présidé par Larrabure ; en 1887, il en était le trésorier ; en 1888, il était encore, avec Palma, jury d’un concours littéraire organisé par cette institution (3). Cette année-là, malgré quelques divergences, l’Ateneo et le Círculo Literario, fondé en 1886 et dont González Prada était devenu président, n’étaient pas foncièrement antagoniques. La radicalisation n’est perceptible qu’au dernier trimestre 1888, avec le Discours du théâtre Olimpo, qui renvoie, comme le signale I. Tauzin (4), davantage au radicalisme français qu’aux idées de Mariano Amézaga. La production de González Prada entre 1885 et 1888 ne peut donc pas être systématiquement rapportée au radicalisme et il faudrait se demander à partir de quand on peut parler sinon d’une doctrine du moins d’une pensée et d’un groupe radicaux structurés. 1885, avec l’apparition de La Revista Social, semble une date trop précoce ; à partir de 1886, avec le journal La Luz Eléctrica et la fondation du Círculo Literario ? En 1887, lorsque González Prada prend la direction du Círculo et annonce « estoy a la cabeza de una asociación que parece destinada a ser el partido radical de nuestra literatura » ? En 1889-1890, avec les journaux La Integridad et El Radical, ce qui paraît être une hypothèse raisonnable ; ou bien seulement en 1891, lorsqu’est officiellement constitué le parti Unión Nacional ? Les choses sont plus complexes que ne le laisse penser ce livre à l’introduction pourtant prometteuse.
En revanche, H. Pereyra met en lumière quelques hommes demeurés dans l’ombre de González Prada, tels que Carlos Germán de Amézaga et Abelardo Gamarra. Mais d’autres personnages qui ont aussi joué un rôle éminent, Pablo Patrón, Alberto Químper et Christian Dam par exemple, ne sont pas évoqués ou bien sont simplement mentionnés. La présentation de la presse étudiée et de leur fondateurs ou principaux animateurs (La Luz Eléctrica, La Revista Social, El Radical, La Integridad et La Caricatura, p. 47-69) est utile et intéressante. Elle permet, notamment, de faire connaître quelques éditoriaux de González Prada restés inédits (p. 54-56) et de signaler les premières versions publiées de ses discours, bien qu’Isabelle Tauzin ait déjà réalisé ce travail d’identification.
Le chapitre deux passe en revue les principaux thèmes qui, selon H. Pereyra, caractérisent le radicalisme péruvien. Il s’agit de l’anticléricalisme, de la liberté de la presse, du nationalisme économique, du patriotisme, de l’intérêt pour les ressources du pays, pour les sciences et les technologies, pour le sort des indigènes, pour la question sociale, pour les relations internationales, pour le spiritisme, sans oublier les critiques adressées aux gouvernements de Cáceres et de son successeur Morales Bermúdez.
Quelques exemples tirés de la presse illustrent chacun de ces aspects, de manière plus ou moins convaincante. Outre le problème évoqué précédemment de la différenciation du libéralisme, une hiérarchisation était nécessaire. Le penchant pour le spiritisme, purement anecdotique et relevant de l’air du temps, se trouve ainsi évoqué entre la critique du cacérisme et l’introduction à la question sociale. Il en résulte un effet de collection thématique désordonnée qui ne permet pas de mettre en évidence ce qui caractérise véritablement le discours radical. Une approche plus transversale, cherchant à détecter des dénominateurs communs à ces différents thèmes, par exemple la dénonciation de la corruption et de l’incompétence des élites politiques ou la méthode scientifique, n’aurait-elle pas été plus pertinente ? Il manque d’ailleurs une réflexion sur le style littéraire, la rhétorique et le vocabulaire du radicalisme péruvien. Néanmoins, le thème du nationalisme économique (p. 74-82), articulé autour de la polémique sur le contrat Grace, propose une analyse intéressante et exhume deux articles écrits au premier trimestre de 1889. L’un, signé González Prada, est présenté en annexe (p. 164- 170) et l’autre, anonyme mais pouvant lui être attribué, n’est malheureusement qu’en partie retranscrit. La dimension militariste du radicalisme est bien soulignée, de même que l’intérêt pour la question indigène ; les autres thèmes sont moins développés.
La troisième partie, de loin la plus faible, aurait pu être intégrée dans la précédente. Après avoir rappelé quelques faits marquants de l’histoire sociale locale, l’auteur y montre que les contacts entre radicaux et travailleurs furent très limités. Il est regrettable que le livre n’aborde pas le rôle des loges maçonniques, dont un article cité (p. 115) se fait pourtant l’écho. Sans avoir introduit la question et sans l’approfondir, H. Pereyra s’interroge à la fin, dans une sous-partie dont le titre « les travailleurs face à la violence » n’est pas en adéquation avec le contenu, sur les raisons pour lesquelles l’anarcho-syndicalisme n’a pas éclos au Pérou durant la période étudiée comme dans d’autre pays latino-américains (p. 116-117). Il met en exergue des considérations essentiellement politiques : le besoin d’une union patriotique après la période d’instabilité qui suit la guerre du Pacifique. Ces conditions auraient donc conduit à l’apparition du radicalisme. L’alternative présentée (anarcho-syndicalisme/radicalisme) est contestable, ne serait-ce que parce qu’elle concerne deux champs bien distincts, le social et le politique. La complexité du sujet méritait sans doute plus de la page et demie qu’y consacre l’auteur.
Pour compléter cet ouvrage, trente pages d’une chronologie très détaillée font revivre l’histoire du Pérou d’octobre 1883 à décembre 1895. Il est surprenant que l’auteur n’y ait pas recensé, en 1885, la publication de l’essai de González Prada sur Victor Hugo, l’un de ses premiers de nature politico-littéraire. La chronologie est suivie de la transcription en annexe d’une sélection de textes. Le prologue de González Prada au livre Cuartos de hora de Mérida (1879) n’était pas vraiment nécessaire dans la mesure où il avait déjà été publié dans le recueil Nuevas Páginas Libres (1937) et figurait dans les oeuvres complètes. Toutefois, il montre que l’écrivain utilisait déjà une syntaxe réformée. En revanche, son article sur le contrat Grace, paru dans El Radical le 5 janvier 1889, n’avait à notre connaissance jamais été repris. Deux portraits de González Prada permettent de préciser comment il était perçu par ses partisans à la veille de son départ en Europe. Le plus long (14 p.), écrit par Luis Ulloa et publié le 30 mai 1891 dans La Integridad, est particulièrement éclairant. Il était resté inédit mais avait servi de source à Luis Alberto Sánchez, le biographe de González Prada. On trouve également dans cette annexe des articles de Mariano Torres, de Luis Ulloa et d’Abelardo Gamarra sur la question sociale (1886, 1890, 1892).
Ce livre, malgré ses faiblesses, constitue un bon point de départ pour une étude approfondie du radicalisme péruvien qui reste encore à réaliser. Pour les spécialistes de González Prada, il contribue à préciser le contexte dans lequel se produit son engagement politique et rend accessible des textes inédits ou peu connus.
(04/2010)
(1) L’auteur a également publié : Andrés A. Cáceres y la Campaña de la Breña (1882-1883), Lima, Asamblea Nacional de Rectores, 2006.
(2) Efraín Kristal, « Problemas filológicos e históricos en Páginas libres de González Prada », Revista deCrítica Literaria Latinoamericana, Lima, vol. XI, n° 23, 1986, p. 141-150. Isabelle TauzinCastellanos, « La vida literaria limeña y el papel de Manuel González Prada entre 1885 y 1889 », dans Encuentro Internacional de Peruanistas, t. II, Estado de los estudios histórico-sociales sobre el Perú a fines del siglo XX, J. Cornejo Polar (ed.), Lima, Universidad de Lima-UNESCO-FCE, 1998, p. 513-527.
(3) Voir El Ateneo de Lima, Año I (1886), tomo 1, n° 1, p. 5; n° 10, p. 375 ; Año II (1887), tomo 3, n° 30, p. 281 ; Año III (1888), tomo 6, n° 61, p. 82-83 et 92-93.
(4) I. Tauzin Castellanos, art. cit., p. 523.